Poutang, petit village de la Province du Mondolkiri, Cambodge, 29 Octobre 2009.
La lampe à pétrole éclaire à peine mon bol de riz. L’électricité n’est pas encore arrivée dans ce minuscule village perdu dans la province du Mondolkiri au Cambodge. Assis en face de moi, Chan, père de famille, déjà à cinq reprises, est heureux de lever son verre d’alcool de riz. Allons-y ! Trinquons gaiement !
Cette soirée, légèrement arrosée, me permettra de bien dormir du moins, je l’espère. Installé à même le sol sur ma paillasse qui me sert de lit, je me laisse sereinement aller à rêver. Je repasse dans ma tête le film de la journée. Je vois à nouveau les images de ce village, avec au coin de rue, tous ces regards curieux. J’entends encore les aboiements des chiens égarés mélangés aux grognements des cochons et aux discussions des enfants. J’entends Chan, du haut de ces trente-cinq printemps me présenter le plus beau de son travail : ses cinq enfants âgés de dix, huit, six, trois ans et le petit dernier fêtant à peine son quatrième mois. Malgré ces images toutes fraîches dans mon esprit, je me laisse aller. Ne pensant à plus rien, je dors.
A l’extérieur, la nuit est noire, les étoiles ne sont pas là, cachées par d’innombrables nuages. Le silence résonne dans mes oreilles. La vie nocturne de Poutang, village de soixante-dix âmes, n’est que songes et ronflements. Tout est si paisible…
Pourtant plus tard dans mon sommeil, je suis dérangé. Mon inconscient essaie de se manifester me répétant que j’ai mal. Mon flanc droit est meurtri, le sol est trop dur pour ma hanche. Je dois me persuader qu’il faut que je me tourne, que je change de position, mais je suis trop loin dans les bras de Morphée. Difficile d’agir. Mon rêve me répète que la douleur est là et j’ai vraiment mal, la réalité se mêle à la fiction. Impossible d’agir. Bien heureusement, le petit matin et sa lumière, même faible, me permettent d’échapper à ce supplice. Au final, après une lutte acharnée qui aura duré plusieurs heures, ma conscience l’aura emporté sur mon inconscient me laissant pour mémoire un bel hématome sur le côté droit.
Il est tôt mais la famille au complet s’anime déjà depuis bien longtemps. Chacun à ses propres occupations. Chan aide à la toilette des plus jeunes pendant que son épouse est déjà dans les fourneaux aidée de sa fille ainée. Personne ne va à l’école. Plus tard, les plus grands prennent soin des plus jeunes sans trop de chamailleries. Seul, le jeune bébé demande par moment un peu plus d’attention parce qu’il a faim. A chaque fois, la femme de Chan, âgée de vingt-neuf ans, s’exécute instantanément laissant à l’abandon son pilon, son couteau et les troncs de bananiers. Elle remonte sa chemise offrant ses deux beaux seins à son fils. A leur vue, le visage comblé, les pleurs cessent immédiatement, le repas arrivant enfin. Puis, retournant à la préparation de la bouille pour les cochons, elle dépose le plus jeune dans un drap qu’elle accroche au dos de sa fille ainée. Les deux attendent apparemment ce moment chaque matin. Ils vivent en totale symbiose, se comprenant parfaitement. Telle une mère avec sa famille, la grande sœur promène son frère cadet, lui parle, lui montre les beautés de notre monde. Tel un fils avec sa mère, le plus jeune cherche le regard réconfortant de sa grande sœur qu’il trouve. De loin, les deux frères, plutôt renfermés, regardent sans trop intervenir. Chacun à un rôle établi et tout est réglé comme du papier à musique.
Au milieu de l’animation familiale, les animaux circulent sereinement de l’extérieur vers l’intérieur de la maison, de l’auge vers la cuisine, puis quelques instants plus tard, dans l’autre sens. Pour eux, la quête de la nourriture est une lutte sans cesse. Les cochons, bien en chair, à la recherche du moindre aliment au sol, n’hésitent pas à bousculer les chiens squelettiques mécontents. Les poussins, eux, profitent du moindre relâchement pour tirer profit de la situation, en picorant notamment sur la tête des porcelets.
La vie de famille n’est pas de tout repos, chacun participant à la survie des siens. Cependant, aujourd’hui les habitudes vont être quelque peu chamboulées : Chan ainsi que tous les villageois vont aider à la construction de la maison de You, futur voisin de notre famille d’accueil.
Dans la matinée, tout le monde, tour à tour, s’approche du lieu de construction afin de donner le coup de main nécessaire au bon déroulement de la journée, laissant provisoirement les affaires familiales de côté. Les hommes se retrouvent autour des planches apposées au sol, les mains sur les hanches, prêts à attaquer le montage de la maison sur pilotis. You prend les rennes et assigne à tous ses amis un rôle défini. Chan, qui a construit avec cette même équipe sa maison, il n’y a pas si longtemps, aide à la répartition des tâches. Tous ensembles, d’un seul mouvement, les charpentiers d’un jour s’attèlent aux affaires sérieuses et, en un rien de temps, la structure de la maison est visible sous le regard des femmes et des enfants arrivant sur les lieux.
La seconde affaire de la journée commence : le repas se prépare alors que tous les hommes continuent à scier, clouer le squelette de la maison. Les enfants eux sont heureux de se retrouver comme tous les jours pour s’amuser avec aujourd’hui un nouveau jeu : la construction de petites maisons avec les chutes de bois de la grande. Au milieu, je me prends un temps pour écouter cette animation assis à côté des enfants, chiens, poules et cochons.
Je ferme les yeux et… mes souvenirs d’enfance resurgissent. Je vois mes grands parents, parents, voisins et amis de la famille tous en train de se serrer les coudes dans les travaux de notre maison familiale. A cette époque, tous les gens du quartier s’entraidaient à tour de rôle sans demander de compte aux autres. Dans notre société, les années passent et les gens deviennent indifférents. Les petits bistrots de campagnes et services de proximité ferment, les gens ne vivant que pour eux. Je regrette cette période de la vie où après une dure matinée de labeur, tous les hommes se retrouvaient autour d’un festin préparé par les femmes attentionnées.
Je vis donc ces minutes comme un instant privilégié me rappelant les moments de bonheur de ma jeunesse. Je me souviens simplement que la solidarité est l’une des composantes essentielles de n’importe quelle société. J’aimerais que d’autres s’en souviennent plus souvent. Je finis par rouvrir les yeux alors que les sons des marteaux continuent sans relâche. J’aperçois cet éléphant, sortant de nulle part, qui porte cet homme sur son dos. Personne ne semble s’en soucier, j’ai l’impression d’être le seul à le voir. Surement que les hommes, femmes et enfants sont trop pris par leurs différentes activités. Mais en réfléchissant un peu, je sais que ces animaux sont monnaie courante ici : l’attraction, ici, c’est cette maison !